De France aux collines rwandaises, le combat d'un couple pour traquer les génocidaires

Publié le 27 janv. 2021 à 05:34 Modifié le 28 sept. 2022 à 03:16

  • De France aux collines rwandaises, le combat d'un couple pour traquer les génocidaires

Un silence surpris, puis la joie déchire le calme pesant des montagnes de Bisesero, aux confins du Rwanda: les rescapés de ce lieu martyr du génocide ont reconnu Alain Gauthier, qui vient de leur apprendre l'imminence du procès en France d'un présumé génocidaire de leur région.

Un silence surpris, puis la joie déchire le calme pesant des montagnes de Bisesero, aux confins du Rwanda: les rescapés de ce lieu martyr du génocide ont reconnu Alain Gauthier, qui vient de leur apprendre l'imminence du procès en France d'un présumé génocidaire de leur région. 


"Je suis venu vous dire +turikumwe+ (on est ensemble, en kinyarwanda), qu'il ne faut pas perdre courage ni espoir", lance le Français de 72 ans, front brûlé par le soleil.

Encore engourdi de kilomètres de piste chaotique en jeep pour atteindre ce village déshérité dans l'ouest du Rwanda, à plus de 8.800 km de sa ville de Reims, dans l'est de la France, Alain Gauthier tombe dans les bras d'éleveurs tutsi.

Ces "Abasesero", la soixantaine aux visages burinés, coiffés de chapeaux de feutre, connaissent bien l'homme.

Il est celui qui avec son épouse franco-rwandaise Dafroza, 66 ans, a consacré sa vie à traquer les génocidaires réfugiés en France, au nom des victimes et des rescapés. Celui qui est à l'origine de la quasi-totalité de la trentaine de plaintes déposées en France contre des ressortissants rwandais et qui à ce jour ont abouti au renvoi aux assises de huit hommes (dont trois ont été définitivement condamnés, à 25 ans de prison pour l'un et à la perpétuité pour les deux autres).

A l'horizon, les âpres montagnes de Bisesero et leur camaïeu de verts des cultures accrochent à leur sommet une brume cotonneuse, surplombant l'immense lac Kivu. 

Bisesero fut un des lieux emblématiques de la résistance des Tutsi en 1994: des semaines durant, les habitants ont combattu les extrémistes hutu locaux. Avant que le gouvernement génocidaire n'organise des attaques massives en faisant transporter à Bisesero des tueurs d'autres régions. 50.000 morts estimés.

Autour d'Alain Gauthier, ce 2 décembre, tous les hommes disent avoir perdu femmes et enfants dans ces tueries.

"A chaque fois que nous entendons que des gens en fuite ont été arrêtés, cela nous donne du courage !" lance Narcisse Kabanda, 63 ans.

Réfugié en France, dont il a obtenu la nationalité en 2010, Claude Muhayimana devait être jugé aux assises à Paris en février mais le procès vient d'être reporté à une date non fixée en raison des difficultés des témoins à venir avec la crise sanitaire.

Cet ancien chauffeur d'hôtel au Rwanda est accusé de "complicité" de génocide "par aide et assistance" pour avoir transporté dans l'ouest du pays - notamment dans les collines de Karongi, les régions de Kibuye et Bisesero d'avril à juin - des Interahamwe ("ceux qui tuent ensemble") sur les lieux des massacres.

Ces miliciens ont été les principaux bras armés du génocide contre la minorité tutsi, orchestré par le régime extrémiste hutu au pouvoir et qui a fait entre avril et juillet 1994 plus de 800.000 morts. 


- "Ceux qui ont vu" -

Alain Gauthier est venu de si loin pour retrouver Aaron Kabogora, dont il a recueilli, lors d'une précédente visite, le "témoignage fort" dans le dossier Muhayimana.

Ce survivant des massacres - qui en garde une balle dans la cuisse et des cicatrices à l'épaule - a perdu dix membres de sa famille. "Ma femme, mes enfants...; ils ont été tués à différents endroits; pour certains, on n'a toujours pas retrouvé les corps."

Quand le Français lui montre une photo de M. Muhayimana, Aaron, 71 ans, visage émacié, n'a aucun doute: "Je suis né ici, j'ai vu le génocide ici, il y a plein d'Interahamwe qui sont passés par ici; je le reconnais car il était leur chauffeur, je l'ai vu."

"Le crime de génocide ne vieillit jamais et ces gens (génocidaires, NDLR) doivent être poursuivis partout où ils sont", ajoute-t-il.

Son témoignage oculaire est crucial et le chasseur de génocidaires décide sur le champ de faire citer Aaron au procès, afin qu'au moins un rescapé de Bisesero y témoigne.

Quelques jours plus tard, ce déplacement au Rwanda se révèle encore plus "fructueux", lorsqu'il rencontre pour la première fois un ancien proche voisin de M. Muhayimana "qui a partagé la vie de l'accusé pendant un laps de temps du génocide". 

"C'est un témoin de proximité, qui apportera des faits très précis" au procès, estime M. Gauthier. "Il est essentiel que ceux qui ont vu et ceux qui savent parlent; tous ces témoignages sont à engranger dans la mémoire du génocide."

Si un certain nombre de planificateurs du génocide, commanditaires ou tueurs ont été condamnés au Rwanda, par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, et à l'étranger, beaucoup continuent d'échapper à la justice. Kigali a adressé 48 demandes d'extradition à la France, premier pays européen avant la Belgique (40 demandes).

Depuis 24 ans, l'engagement bénévole des Gauthier - souvent qualifiés de "Klarsfeld du Rwanda" en référence aux chasseurs de nazis Beate et Serge Klarsfeld - les a conduits à sillonner en moyenne trois fois par an - sur leurs congés puis pendant leur retraite - les collines du Rwanda à la recherche de témoignages d'ex-tueurs, de prisonniers et de survivants. 

M. Muhayimana avait été arrêté en 2014 à Rouen (ouest de la France) un an après l'ouverture d'une enquête initiée par une plainte du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), qu'ils ont cofondé.


- "Notre vie a basculé" -

Près de 27 ans après le génocide, Alain Gauthier est toujours étreint de chagrin quand il raconte ce 8 avril 1994 où il doit annoncer à Dafroza, dans leur maison à Reims, que sa mère Suzana a été abattue par balles dans une paroisse à Kigali. 

"Le 6 avril 1994, c'est là que notre vie a basculé; c'est un cataclysme dans l'existence pour nous comme pour toutes les familles victimes", souffle-t-il. 

"Du côté de ma mère il n'y a plus de survivants: ma mère, mes oncles, neveux ont été tués", entre "70 et 80 personnes", a expliqué Dafroza, les yeux dans le vide, lors d'un entretien à Reims. 

"Les trois mois de génocide, on a vécu comme des fantômes, on s'est battus pour alerter; on écrivait aux politiques, aux journaux, on a fait des manifestations... et on allait au boulot", relate l'ex-enseignant et chef d'établissement scolaire. Dafroza exerçait la profession d'ingénieur chimiste. Le couple s'occupait de ses trois jeunes enfants avant d'accueillir ensuite des enfants de rescapés.

Deux événements seront fondateurs dans leur engagement. Leurs premiers retours en 1996 et 1997 au Rwanda où ils écoutent avec effroi les rescapés. Puis en 2001, à Bruxelles où une cour d'assises est appelée à se prononcer sur des accusations portées contre quatre Rwandais soupçonnés d'avoir participé au génocide. 

A la fin du procès, les fondateurs du collectif belge à l'origine des dépôts de plaintes les interpellent: "Et vous en France, qu'est-ce que vous faites ?" "C'était la phrase de trop !" lance Dafroza. Le couple regroupe des amis et en 2001 est créé le CPCR, présidé par M. Gauthier.

Depuis, "on ne passe pas une journée sans parler du génocide..."


- Trop "tardé" -

En raison des liens historiques entre Paris et le régime du président rwandais Juvénal Habyarimana, nombre de génocidaires présumés ont trouvé refuge en France après 1994, parfois obtenu la nationalité française. Des médecins, prêtres, employés municipaux, dans une vie anonyme.

La plus haute instance judiciaire en France, la Cour de cassation, s'est constamment opposée aux extraditions vers le Rwanda de Rwandais soupçonnés d'avoir pris part au génocide, en vertu du principe de non-rétroactivité de la loi.

Pour les Gauthier, la justice française a trop "tardé" à s'intéresser à ces suspects, même si ils se félicitent du "sursaut" constaté depuis 2012 et la mise en place d'un parquet spécialisé "crimes contre l'humanité", puis en 2013 de l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH).

Car c'est aujourd'hui une course contre l'oubli et l'impunité qui est menée. "Le temps joue en faveur des bourreaux", estime M. Gauthier.

"Il devient de plus en plus difficile de constituer des plaintes parce que beaucoup de témoins sont décédés; d'autres ont la mémoire défaillante ou ne souhaitent plus parler", incités par les autorités à la réconciliation. 

Les accusés sont âgés et "risquent de ne jamais être jugés" dénonce-t-il.

A Paris, Eric Emeraux, ancien chef de l'OCLCH de 2017 à l'été 2020, rappelle que pour la justice française, un dossier rwandais - qui suppose jusqu'à six voyages au Rwanda et des entretiens avec des dizaines de témoins - dure en moyenne "dix ans" et coûte en général "un million d'euros".

"Toutes les ONG qui font ce travail de traque sont indispensables car les moyens de l'Etat français ne sont pas à la hauteur des enjeux", estime M. Emeraux. 

Et, dit Alain Gauthier, "pour les victimes, c'est indispensable que ceux qui ont tué les leurs rendent des comptes à la justice des hommes; c'est une façon pour eux de se reconstruire".

Pendant les deux semaines où l'AFP l'a suivi au Rwanda en décembre - son 3ème séjour en 2020 - M. Gauthier a sillonné des centaines de kilomètres dans l'ouest, le nord et le sud de ce pays de lacs et de montagnes pour enquêter sur principalement cinq dossiers, dans onze localités.

Malgré des nuits hantées d'insomnies et de douleurs chroniques au dos, le Français est levé à l'aube au Rwanda. On le trouve souvent au petit déjeuner savourant un "African tea", mélange revigorant de thé, gingembre et lait. 

Avant de prendre la route périlleusement envahie par des motos-taxis bravaches, vendeuses la tête chargée de marchandises, vélos surchargés de poulets vivants s'accrochant dans les montées à des camions poussifs... Pendant les heures en voiture à travers le pays, on le surprend à fredonner les chansons du dernier album de son gendre, le talentueux artiste franco-rwandais Gaël Faye.

Le soir, de retour dans un hôtel modeste, il relit ses notes dans son grand cahier. Concentré et souvent soucieux, perdu dans les récits des survivants. 

Son attachement à ce pays - qu'il connaît depuis 50 ans, où il a été enseignant coopérant entre 1970 et 1972 et dont il a la nationalité - est flagrant. Il connaît les rudiments du kinyarwanda et s'adonne aux longs échanges de politesse de l'hospitalité rwandaise. 


- Recherche de témoins -

Une lettre signée d'étudiants anonymes les alertant sur la présence d'un suspect dans l'ouest de la France ou un ami qui leur signale un collègue travaillant dans le même hôpital: les débuts de leurs enquêtes sont "variables", avant d'aboutir au dépôt de plainte auprès des juges d'instruction du pôle crimes contre l'humanité à Paris.

Dans le cas de l'ex-officier de la garde présidentielle, Pascal Simbikangwa - condamné en France à 25 ans de prison pour génocide - c'est une rescapée parmi leur famille passée par l'île française de Mayotte qui le repère là-bas. 

Au Rwanda, le CPCR est aidé par un réseau de rescapés, notamment issu de l'association "Ibuka" et celle des Amis du CPCR (ACPCR), créée en 2016, et par d'anciens élèves d'Alain, qui partent à la recherche de témoins, dressent des listes, aident pour la traduction. 

Dans le dossier d'un prêtre ayant obtenu la nationalité française et contre lequel la justice française a ouvert une enquête fin 2019, M. Gauthier dispose ainsi en décembre d'une liste de témoins. 

Il recueille pour la première fois les témoignages accablants de rescapées à l'égard du prêtre et de ses agissements présumés dans son église en avril 1994. Pour leur parler, il a fallu trouver des lieux à l'abri des regards.

L'une des femmes, 10 ans en 1994, a raconté à l'AFP, secouée de pleurs, être restée dans l'église "deux semaines cachée dans les cadavres de sa famille" tellement elle était effrayée, jusqu'à ce qu'un bulldozer venu mettre les corps dans une fosse commune la fasse émerger de cet abîme.

Effaré, Alain Gauthier demande aux deux femmes de mettre leur récit par écrit, pour alimenter la plainte que le CPCR compte déposer.

La semaine suivante, le 8 décembre, alors que la chaleur tape sur Nyanza (sud), il retrouve une quinzaine de personnes, rescapés et parties civiles avec le CPCR dans la plainte visant Philippe Hategekimana. Cet ancien adjudant-chef de gendarmerie de Nyanza, soupçonné d'avoir participé au génocide, est en détention provisoire en France depuis 2019.

Ce jour là, c'est un aspect laborieux mais fondamental de son travail qui occupe M. Gauthier: faire remplir des documents nécessaires aux avocats du CPCR et à la justice française.

Pour que les plaintes soient recevables, il doit vérifier les noms, âges, liens de parenté aux victimes, sans compter le casse-tête des demandes d'adresses précises, peu compatibles avec la réalité des campagnes rwandaises... Des coups de fils de maris hésitants sont passés aux mères pour l'âge des enfants...

Après plusieurs heures, le tout se termine par quelques bières et brochettes coriaces de chèvre.


- Détracteurs - 

A Kigali, Alain Gauthier est souvent reconnu dans la rue, par des amis, des rescapés ou encore un musicien célèbre qui lui lance: "Alors, comment ça va le travail ?" 

Il rend régulièrement visite au parquet rwandais. Parmi ses interlocuteurs, le directeur de l'unité chargée de la protection des victimes et des témoins, Théoneste Karenzi, qui après le massacre de sa famille à Kibuye a survécu seul à 16 ans au génocide. 

Il décrit les Gauthier comme des "gens courageux", dont la "contribution est majeure" pour initier les dossiers.

Les détracteurs des Gauthier, eux, les accusent d'être un "syndicat de délateurs" et dénoncent leur proximité avec le régime rwandais, auquel il est souvent reproché d'utiliser la méthode forte pour faire taire les voix discordantes. 

En novembre 2017, le couple s'est vu remettre par le président rwandais Paul Kagame à Kigali "l'Ordre national de l'amitié exceptionnelle" pour "honorer leur service à la nation rwandaise". 

"Cette association, c'est quelque part le relai technique et politique des autorités rwandaises", affirme l'avocat Philippe Meilhac, qui défend une dizaine de ressortissants rwandais visés par des plaintes en France - dont M. Muhayimana. 

La journaliste canadienne Judi Rever - auteur du livre controversé "Rwanda: l'éloge du sang" où elle évoque notamment les crimes du Front patriote rwandais (FPR, au pouvoir depuis la fin du génocide) au Rwanda et au Zaïre/Congo, qualifiée de "révisionniste" par le Rwanda -, estime que "c'est un couple qui travaille pour le FPR".

Le FPR, à la poursuite des auteurs du génocide, a été accusé par l'ONU, avec ses alliés congolais, d'avoir tué plusieurs dizaines de milliers de Hutu en République démocratique du Congo voisine en 1996-1997. Ce sujet reste très sensible: Kigali considère l'évocation de ces massacres comme relevant du négationnisme. Les responsables de ces crimes de masse n'ont pas été inquiétés.

"Dans plusieurs dossiers d'enquête, ce sont des opposants au FPR ou des témoins des crimes du FPR qui sont ciblés", affirme Mme Rever.

"On est à l'origine des poursuites, mais c'est pas nous qui condamnons; ce sont des jurys de citoyens", réplique M. Gauthier. "Il en est sorti une vérité judiciaire qui correspond à nos attentes, mais qui n'est pas la nôtre.".

Pour l'heure, le couple reste plongé dans la préparation du procès Muhayimana. Le Français l'a promis: ils reviendront raconter les audiences aux rescapés de Bisesero, isolés dans leur bout du monde.