Face à la menace de la désintégration régionale en Afrique de l’Ouest, la résignation n’est pas une option

Publié le 14 juin 2024 à 16:08

  • Face à la menace de la désintégration régionale en Afrique de l’Ouest, la résignation n’est pas une option

En 2014, dans la note conceptuelle que j’avais proposée à des dizaines d’amis pour présenter le projet du think tank citoyen WATHI, j’écrivais ce qui suit :

 " L’Afrique de l’Ouest est une région très jeune où la part de la population âgée de moins de 25 ans dépasse 60% dans tous les pays, et où la croissance démographique restera forte à moyen terme. Les perspectives dessinées par les projections démographiques impliquent des défis sécuritaires, économiques et sociaux redoutables pour des pays dont les États et les économies sont pour la plupart faibles. Ces tendances démographiques ainsi que les ressources naturelles abondantes de la région et la faiblesse des appareils productifs locaux sont à l’origine du regain d’intérêt des acteurs dominants nouveaux et anciens de l’économie mondiale pour les économies africaines de manière générale. Mais le discours sur l’Afrique de l’Ouest économiquement prometteuse, s’il n’est pas modéré par une appréciation globale des menaces sécuritaires et politiques, ne pourra conduire qu’à de nouvelles désillusions".

Un des pires scénarios qu’on aurait pu imaginer il y a dix ans

Malheureusement, en 2024, dix ans après ce diagnostic sur l’état de la région, la situation est proche de ce qu’on aurait pu imaginer comme étant l’un des scénarios du pire. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut changer de narratif sur notre partie du monde, sur l’Afrique de manière générale, mais la volonté de mettre davantage en avant les évolutions positives dans de nombreux domaines, de mettre en avant l’extraordinaire potentiel de nos jeunesses, ne devrait pas nous détourner de l’observation froide de la réalité du moment. Ce n’est pas en refusant de voir les réalités en face que nous pourrons faire advenir les changements qui sont absolument indispensables dans les pratiques politiques dans la région.

La région doit faire aujourd’hui avec un niveau sans précédent d’incertitudes sécuritaires et politiques. Le Burkina Faso, le Mali, le Niger et le Nigeria font partie des 10 pays les plus affectés par le terrorisme dans le monde. Et cela ne traduit qu’imparfaitement la réalité de l’extension des zones d’insécurité, la banalisation des violences, leurs conséquences terribles sur la cohésion sociale, sur la santé physique et mentale de millions d’enfants qui grandissent dans la violence et sans encadrement familial éducatif et affectif.

Dans quatre pays en situation de transition depuis des coups d’État (Mali, Burkina Faso, Guinée, Niger), il n’y a plus de cadre institutionnel régional pour fixer une quelconque limite aux gouvernants militaires qui n’ont pas de contre-pouvoir internes. On le voit cependant : les restrictions aux libertés politiques, à la liberté d’expression, sur fond de difficultés économiques croissantes pour les populations, commencent à provoquer des réactions, des grèves, des protestations, malgré les risques de se retrouver vite en prison.

Dans quelques autres pays ouest-africains formellement démocratiques et dirigés par des civils, les contre-pouvoirs n’existent qu’en théorie et il n’y a en réalité aucune possibilité d’alternance politique. La liste des pays où les présidents n’ont pris l’initiative de réviser ou de changer de constitution et de république que pour se maintenir au pouvoir indéfiniment est connue. La récente réforme constitutionnelle au Togo, pays qui n'a pas connu d'alternance démocratique depuis 57 ans, a fourni une nouvelle illustration choquante d'une parodie de démocratie en Afrique de l'Ouest. Le contenu de la loi suprême du pays qui supprime tout de même l'élection présidentielle au suffrage universel, n'a été rendu public qu'après sa promulgation. Et même dans les pays coutumiers d’alternances politiques par la voie d’élections crédibles, à l’exception de l’archipel du Cap-Vert, la perception générale des populations au cours des dernières années est celle d’un accaparement des ressources et des opportunités économiques par des cercles réduits de parents, d’amis et d’alliés politiques. La démocratie et les élections continuent donc de s’accommoder avec des niveaux élevés et insupportables de corruption, de gabegie et de malversations diverses.

Une crise sans précédent de l’intégration régionale

L’annonce simultanée le 28 janvier 2024 de la sortie de la CEDEAO par les gouvernements au pouvoir à Bamako, Ouagadougou et Niamey a ouvert une crise sans précédent du processus d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest. Nous observons tous avec tristesse aujourd’hui les relations bilatérales très dégradées entre des pays voisins et frères, à l’instar du Bénin et du Niger, une perte affligeante de temps et d’énergie alors que les populations continuent à s’appauvrir en raison des restrictions aux activités économiques transfrontalières.

Les prochains mois seront décisifs pour le processus d’intégration régionale. Si les dirigeants militaires des trois pays du Sahel ont annoncé leur sortie simultanée de la CEDEAO, c’est bien sûr parce que cela leur permettait de s’affranchir de tout encadrement des transitions par l’organisation régionale et de se libérer de toute contrainte. Mais ils ont pu faire cette annonce aussi parce qu’ils savaient que le coût politique et économique à court terme serait limité. Il est limité notamment parce qu’ils ne se sont pas retirés d’une autre organisation, l’Union économique et monétaire ouest-africaine, UEMOA, qui regroupe huit pays qui partagent une monnaie commune, le franc CFA (sept pays qui furent des colonies de la France auxquelles s’est jointe la Guinée Bissau en 1997). Il est beaucoup plus difficile de quitter l’UEMOA que de quitter la CEDEAO « sans délai », parce qu’on ne sort pas sans préparation d’une union monétaire et que l’appartenance à l’UEMOA permet à ces pays de conserver dans ce sous-espace de la CEDEAO l’essentiel des avantages de l’intégration régionale.

Le coût politique de l’annonce de la sortie de la CEDEAO était aussi limité parce que les dirigeants militaires étaient au fait de l’image dégradée de l’organisation régionale au sein d’une grande partie des populations ouest-africaines, et pas seulement sahéliennes. L’impact politique et symbolique de la gestion du coup d’État au Niger sur la perception de la CEDEAO par les opinions publiques ouest-africaines a été dévastateur, offrant une opportunité inespérée pour les dirigeants militaires de se poser en victimes d’un complot de leur propre organisation régionale prête à lancer une intervention militaire.

Une organisation régionale n’existe pas en dehors de ses États membres

Beaucoup de citoyens ouest-africains réduisent la CEDEAO à la Conférence des chefs d’État et de gouvernement qui prend des décisions sur les questions politiques et sécuritaires au terme de sommets ordinaires et extraordinaires. Toutes les autres dimensions de l’intégration qui font l’objet du travail quotidien de la Commission, des autres organes et des agences spécialisées, n’existent simplement pas ou très peu dans les esprits. Une grande majorité des jeunes urbains et ruraux n’a aucune connaissance précise de l’histoire de l’intégration régionale, des grandes étapes de la construction de la CEDEAO depuis 1975, des bénéfices de l’intégration régionale pour les populations, des interventions diplomatiques et militaires décisives de la CEDEAO dans les pays en conflit armé dans les années 1990 et 2000.Peu de citoyens des pays ouest-africains peuvent citer les noms et les missions de deux agences spécialisées de la CEDEAO. Peu connaissent l’existence et le rôle crucial d’une Cour de Justice qui peut être saisie par tout citoyen d’un pays membre même avant l’épuisement des voies de recours interne. Cette cour est un outil formidable pour la promotion et la protection des droits de l'homme en Afrique de l'Ouest. Sauf qu’elle est affaiblie par les États membres qui l'ont créée et qui ne respectent pas souvent ses décisions. La région paie donc le prix de ce qui n’a pas été fait en termes d’éducation, d’inclusion des questions d’intégration dans les programmes d’enseignement et de communication globale sur l’intégration régionale.

Il y a aussi une grande confusion entre ce qui est de la responsabilité des États membres et ce qui relève de celle de la CEDEAO. Beaucoup critiquent violemment la CEDEAO parce qu’ils attendent d’elle qu’elle soit un substitut aux États, un moyen de s’affranchir de leurs faiblesses, de leurs dysfonctionnements et parfois du déficit de légitimité de leurs dirigeants. Ce n’est pas la CEDEAO qui choisit les chefs d’État des pays membres mais ces derniers forment ensuite le collège des décideurs politiques ultimes de l’organisation. C’est le cas de toutes les organisations régionales dans le monde. Elles ne peuvent pas réaliser des miracles en l’absence d’impulsion, de volonté forte et de capacité d’action des pays membres ou au moins d’un noyau de pays influents parmi eux. Une organisation régionale n’existe pas en dehors des États membres qui lui accordent les moyens d’agir et lui donnent, ou pas, l’espace de liberté nécessaire à la mise en œuvre de l’agenda d’intégration.

Il faut reconnaître que des décisions malheureuses ont été prises par la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO au cours des dernières années. Il faut aussi reconnaître les insuffisances structurelles, tout en saluant les nombreuses réalisations de la CEDEAO au cours des 49 dernières années et l’importance du chemin parcouru. Si le bilan avait été meilleur sur le plan des infrastructures régionales, par exemple si la CEDEAO avait pu porter et assurer la mise en œuvre effective d’un programme de réseau ferroviaire régional, si ce bilan avait été meilleur sur le plan de l’harmonisation des politiques sectorielles, sur celui de la promotion de l’intégration régionale dans les systèmes éducatifs, le coût politique pour tout État membre de sa sortie de la communauté aurait été beaucoup plus élevé. Et le pas aurait été beaucoup plus difficile à franchir même pour des autorités qui se sont emparées du pouvoir par la force.

Ce qui est en jeu, c’est l’Afrique de l’Ouest que nous souhaitons pour nos enfants

Il faut à côté des efforts diplomatiques discrets une campagne publique pour expliquer en quoi la CEDEAO est une institution essentielle, cruciale, pour l’avenir de la région. Il faut que la Commission de la CEDEAO s’adresse directement aux populations. Il faut expliquer la raison d’être du protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance et la cohérence de l’extension au fil des décennies des missions et objectifs de la CEDEAO, au-delà de l’intégration économique. Ceux qui reprochent à la CEDEAO de s’être éloignée de sa mission économique initiale, de violer la souveraineté des États parce qu’elle s’immisce dans les questions politiques internes soit ignorent l’évolution des textes de l’organisation en réponse logique aux conflits armés et aux crises politiques violentes, soit font preuve de mauvaise foi. Il faut cependant accepter le débat avec toutes ces voix, qu’elles soient honnêtes et de bonne foi, ou non. Il faut expliquer en quoi la promotion de l’État de droit dans la région n’est pas une rêverie d’élites occidentalisées qui seraient déconnectées de la réalité, en quoi elle est le seul moyen de protéger quelque peu tous les citoyens des pays ouest-africains de l’arbitraire.

L’Afrique de l’Ouest a besoin plus que jamais d’une CEDEAO forte qui se concentre sur des priorités claires. Elle a besoin d’une CEDEAO qui développe sa capacité de réflexion stratégique en capitalisant sur les ressources humaines de la région, diaspora incluse. Elle a besoin d’une CEDEAO qui contribue à préserver la région des conséquences potentiellement dévastatrices des batailles d’influence entre les puissances sur le sol ouest-africain. Comme chacun le sait sans en prendre peut-être la mesure, cette bataille se joue aussi dans le cyberespace, où l’on assène à longueur de journée via les réseaux et les médias sociaux des opinions et des certitudes afin de tuer tout recul, toute réflexion critique et tout attachement aux faits dans les esprits des populations.

On a besoin d’une CEDEAO qui donne des raisons de rêver aux jeunes. On a besoin de créer et d’entretenir un désir d’intégration, de faire communauté. Et on a besoin que la puissance démographique, économique et militaire de la région joue son rôle de moteur. Il y a le Nigeria et les autres. On a besoin d’un Nigeria impliqué et d’un noyau de personnalités réellement habitées par le projet d’intégration dans chacun des pays de la région. Je le rappelle : aucune organisation régionale n’existe en dehors de ses pays membres et des forces sociales, politiques, économiques, culturelles qui façonnent les évolutions de chacun de ces pays.

Ce qui se jouera dans les prochains mois, ce sont les contours de l’Afrique de l’Ouest dans laquelle vivront les jeunes, les enfants, nos enfants, au cours des prochaines décennies. Le choix qui est devant nous, c’est celui de continuer à croire en la possibilité de faire de l’Afrique de l’Ouest un espace de progrès collectif, de liberté, où les droits fondamentaux sont protégés, ou le choix de la résignation. Celui qui consisterait à accepter que notre espace soit profondément et durablement fragmenté, que chaque pays se referme sur lui-même et sur ce qu’il perçoit comme étant ses intérêts strictement nationaux. Celui qui consisterait à accepter de prendre le risque réel et très élevé d’un retour, partout ou presque, de régimes autocratiques où les dirigeants n’ont de comptes à rendre à personne. Nous avons déjà connu cela par le passé dans une majorité de pays de la région et du continent africain. Ce ne fut pas un succès éclatant. La résignation n’est pas une option.

Cette tribune est une version modifiée et complétée de l’intervention de Gilles Yabi lors d’un événement public organisé par le bureau de représentation de la CEDEAO auprès des Nations unies à l’occasion de la célébration des 49 ans de l’organisation régionale, New York le 7 Juin 2024.